création: Faire écran au bonheur


Sa mouvance immuable m’aspire. J’expire. Je me déchire. J’ai besoin d’air, de vider mon trop plein d’émotions, mais je suis rivée. Devant ma télé. Mon intérieur se rompt. Mes synapses électriques, les lumières de mon cerveau, sont parties loin et elles rejoignent le firmament, absorbées, aspirées vers cet ailleurs. Mon cerveau s’absente, mais mon cœur se vivifie comme si je devenais l’étoile numéro un du firmament, la star qui, certainement et avec éblouissement, va pouvoir un jour passer à la télé. Mon cœur est présent incessamment à toutes les reprises. Il s’active et voilà, les larmes roulent au même rythme que le déferlement des images. En me levant pour vérifier si mon maquillage est abîmé, car il faut bien être belle en l’honneur de mon émission, je regarde autour pour me reconnecter et voir les possibilités accessibles d’une mise en action, mais je me rassois. Assise de nouveau, je sens le sang dans mon visage qui sûrement devient Rouge. Bouge! Personne n’est là pour me voir, mais j’ai honte devant moi-même. Mon intérieur se scinde en deux. Délectation, effervescence et frénésie sont autant de composantes de l’euphorie télévisuelle dont je me coupe aussitôt regagné le monde extérieur. Eh oui! Je suis prostrée et je m’émeus dans la contemplation de Dominique de Loft Story. Elle pleure : Mathieu l’a laissée.

La dernière fois, hier, ma tentative de retirer la vidéocassette avait été risquée. Perdre Mon émission à jamais! Ou pouvoir seulement regarder des extraits fugitifs sur internet sans même apprendre de nouveaux éléments de compréhension de l’intrigue et de ses moments les plus forts! Un vrai malheur! Je m’étais dépêchée de retirer la vidéocassette. On cognait à ma porte. Dans ma précipitation, j’ai appuyé sur arrêt à la place d’éteindre le téléviseur et j’ai cherché à extirper le contenu du lecteur vidéo, mais rien ne sortait : l’absence de contenu de la télévision me laissait encore plus, cette journée-là, les mains vides. J’avais pleuré devant le téléviseur en m’écroulant par terre et voilà, la vidéocassette était finalement sortie de son antre. Elle ne parvenait pas à se contenir, elle déroulait ses entrailles sur le plancher, vidée par un trop plein de télé. Le réel cognait à la porte de mon intérieur pour me dire d’arrêter enfin de figer devant cette télé. J’ai rembobiné mes tripes pour ouvrir sur l’apparence de la fonctionnalité. J’étais une cassette mécanisée qu’on faisait marcher dans un sens puis dans l’autre sans jamais l’arrêter, sans jamais trouver le vrai Sens à lui donner. On cognait à ma porte. Je ne savais pas où aller et où me projeter. Une cassette mécanisée dont le déroulement intérieur était occulté en étant insérée dans l’ouverture obscure de son antre où elle s’était glissée pour un sublime moment télé! Elle est sortie. Rien n’y paraissait. La médiocrité de la télé? Ma médiocrité devant la télé? On montrait sa plus belle image! Le déroulement intérieur, la véritable nature des choses, la brisure de la cassette rembobinée, rien n’y paraissait. Enfin, on a pesé sur « eject », on a pesé sur la sonnette et voilà! La cassette s’apprêtait à répondre à la porte et à déboucher sur le monde, apparemment fonctionnelle! Moi aussi! Ça c’était de l’image!

Mon image était traitée, ajustée pour le grand public. J’ai répondu.
-Salut Émilie. Tu étais occupée? Je te dérange?
Je ne l’avais pas vu depuis un an. C’était mon frère. Hitler. L’axe du mal. Barbe bleue. Il m’avait toujours considérée comme sous-développée, comme une race inférieure. Il m’avait toujours terrorisée. Bref, il m’avait donné la clef pour me rendre dans cette ouverture obscure de moi-même où se trouve toute la mutilation intrinsèque de mon âme. Hier, je me rappelais. D’où me venaient. Mes blessures. Ma cassure. La clé de mon intérieur tachée de sang à jamais. Des images. Des affronts. Des conflits. Des mots. Durs. De cette condamnation lointaine, je lui ai répondu.
-J’étudiais pour mon examen.
-Excuse-moi de te déranger. On s’est vus il y assez de temps et, c’est vrai, j’aurais dû te téléphoner avant.
-Peut-être.
 -Ça va bien tes études? En tout cas, je suis certain que oui; je te connais.
-Assez.
-Papa m’a dit que tu avais vraiment bien réussi la session passée. Je n’en doute pas.
-Assez.
-Écoute, Émilie. J’essaie de passer par mille chemins pour te dire une chose. Une chose très grave. Maman a eu un accident de voiture cette nuit. Son décès a été constaté à l’hôpital. Je suis venu te voir dans ta ville pour te le dire en personne sans t’annoncer ça au téléphone. Je vais repasser te voir demain, pour voir si tu vas bien et pour savoir si tu veux me parler.

Depuis hier, tout est immobile dans mon appartement, mis à part les images du Loft. À part le vide ambiant, un plancher crasseux et empoussiéré à laver, un bureau sombre et une bibliothèque terne à épousseter, de la vaisselle disparate à essuyer. Je pleure dans mon appartement vidé de mon activité avec mon cœur rivé vers la télé; mon âme est blessée. Il va revenir aujourd’hui. Dominique de Loft Story pleure avec son cœur blessé dans la télé; Mathieu l’a laissée. Je pense à hier. Au moment où il est venu. Où il m’a vue. Je me souviens comment c’était avant quand j’avais cinq ans avec ma mère, mon père et mon frère. Avant que mon frère m’enlève le goût de vivre et avant que ma mère meure. Télé couleur, écran géant, télé-satellite! Géant. Mon frère, un géant qui me transportait dans un monde de bonheur et me faisait voir des images en couleur, peu importe l’heure! Satellite. Un conquérant de l’espace qui conquérait mon cœur en lui projetant ses ondes positives pour l’allumer et le faire briller! Et après. Après. Cinq ans. Un mouvement. En dedans. Longtemps. Un filet. De sang. Terrassée par cette image, ma télé est dédoublée devant moi. J’entends cogner. Je vais répondre, épuisée, paniquée.

-Salut Émilie. Je repars demain. Je ne sais pas dans combien de semaines je vais revenir. Comment tu te sens?
-Je survie.
-C’est important de se soutenir même si ça n’a pas toujours été facile. Même si je n’ai pas été correct avec toi… J’avais dix ans tu sais.
-Ça ne justifie pas.
-Je veux seulement te dire… moi aussi il m’est arrivé une chose mauvaise et j’étais trop jeune pour comprendre. J’ai été traumatisé; tabassé par des grands. Il y a une raison à la façon dont j’ai agi envers toi. Peut-être pas une raison. Une cause en fait. Une cause avec son pouvoir d’expliquer sans justifier. Pardon. Si tu as besoin de moi, appelle-moi.

Il est parti et j’ai l’impression de le voir encore devant moi. Dois-je lui pardonner? Essayer d’oublier? Je suis basculée, dérangée dans mes idées. Je ne sais plus qui je suis. J’ai perdu ma mère. Je pourrais renouer avec mon frère. Il pourrait m’aimer… Je me déchire. Dérangée. Perturbée. Mélangée. Manipulée? Non, non! Confuse, la fille confuse. Bon ou méchant? Une télé avec sa simplicité et ses rôles tranchés; une perception déformée avec ses rôles scindés. Ma condition de téléspectatrice me donne la sensation d’être libre et ensuite, après des heures et des heures de télé, j’expire et je me déchire. Elle m’aspire. La télé me fait tout voir en noir et blanc. Elle aspire les nuances de mon esprit. Noir? Blanc? Un violeur? Un sauveur? Lui faire confiance? Je ne vois plus rien. Mon ressenti est trop plein de ma mère morte. Son absence retentit.

Comment faire pour survivre alors que je sens ce rejet de la part de la vie? Comment vivre? Pourquoi vivre? De quelle façon pourrais-je me réanimer et continuer sans m’enliser?

C’est décidé. Je vais passer à la télé. Je suis branchée. Je suis branchée par la super vitesse du câble et elle électrise mon cœur pour lui permettre de se remettre à pomper après la mort. Je me réveille après un long film de série B. Je vis. L’espérance après la déchéance. Les haut-parleurs diffusent les feux de l’amour et m’inondent de décibels en me crachant avec volupté tous ces sons de toute bonne télé bien équipée. Ma mère en haut sera fière de moi et je serai une célébrité. Pour toute la société. Tout est réglé et arrangé. Mon frère sera écarté! Je vais être belle, noble et honorable. Je ne vais pas déchoir, moi. Je ne serai pas la petite vaut-rien assisse sur un fauteuil devant une boîte carrée. Je vais être dedans et on va m’admirer. J’ai gagné! J’ai gagné le concours de la meilleure idée! Passer à la télé! La meilleure option dans la société!

      Réflexion critique


Mon objectif a été d’écrire une nouvelle dans laquelle une jeune femme nommée Émilie vit trois problématiques sociales tragiques, c’est-à-dire la maladie mentale, l’abus d’écoute télévisuelle et les relations familiales perturbées. J’ai souhaité aborder la souffrance telle que vécue dans le quotidien d’Émilie pour représenter comment les problématiques abordées peuvent être vécues au quotidien chez de nombreuses personnes dans notre société. En s’évertuant à s’extirper de l’emprise de sa condition familiale, de sa maladie mentale et de son abus de télévision, Émilie témoigne de la fatalité qui l’afflige et elle tend donc vers un mieux-être et vers la liberté. Ma création explore différemment les thèmes de la fatalité et la liberté présents dans les œuvres de mon corpus en abordant des problématiques sociales de façon plus concrète. Tout comme les personnages des œuvres de mon corpus, Émilie est affligée et tend difficilement à se libérer.

J’ai choisi d’écrire une nouvelle afin d’inclure peu de personnages et ainsi d’explorer davantage les émotions et la psychologie du personnage d’Émilie. Le contenu principal de ma nouvelle consiste en l’exploration du monde intérieur et des émotions d’Émilie pendant son écoute télévisuelle. Émilie pense aux problèmes familiaux qu’elle a déjà eus avec son frère. Comme il vient la voir, Émilie considère que son frère a changé et, plutôt que de le diaboliser, elle commence à le voir comme un sauveur. Le frère d’Émilie revient la voir une seconde fois chez elle et il lui demande son aide, mais Émilie l’expulse et considère qu’il veut de nouveau profiter d’elle par cette demande. Émilie décide de passer à la télé pour se libérer. J’ai tenté de bien représenter la blessure qu’Émilie vit relativement à son frère puisque la prépondérance d’émotions ainsi que de descriptions détaillées présentent l’éclatement du monde intérieur d’Émilie et permettent d’évoquer que son frère l’a atteinte profondément. J’ai tenté de représenter que le personnage d’Émilie vit la fatalité. Pour cela, j’ai eu recours à la maladie mentale et à l’excès de télévision qui, toutes les deux, astreignent à un état de souffrance. De plus, la fatalité est représentée par son incapacité à savoir si son frère l’aime ou non, car elle voudrait réellement qu’il l’aime. Aussi, j’ai réussi à représenter la liberté en incluant que le personnage d’Émilie souhaite tellement être sauvé et guérir ses blessures familiales que, pour cela, elle voit un sauveur en son frère. Émilie tente alors de se convaincre qu’il l’aime pour se libérer. La jeune femme tente aussi de se libérer par l’exutoire de son écoute télévisuelle et en aspirant à passer à la télévision. Le style que j’ai choisi recèle des phrases courtes dont le rythme permet de saisir efficacement les fluctuations émotionnelles d’Émilie. Les métaphores permettent de bien saisir comment Émilie vit son affliction. La narration intérieure permet d’être en contact direct avec les émotions d’Émilie. Le genre poétique et lyrique permet d’avoir accès à l’authenticité des émotions du personnage principal.

Œdipe-roi, Antigone et Incendies abordent les thèmes de la fatalité et de la liberté selon des questions fondamentales et universelles et recèlent une investigation philosophique des thèmes. Afin d’explorer les thèmes de la fatalité et de la liberté d’une façon inédite, j’ai choisi de considérer la dimension sociale représentée par le vécu d’un seul personnage sans intégrer de portée philosophique. J’ai déterminé que la façon de vivre la fatalité et la liberté se manifeste aujourd’hui davantage dans ces dimensions en raison de l’éclatement de notre société québécoise contemporaine et en raison de la place accrue de l’individualisme dans notre société. De cette façon, j’ai considéré trois problématiques sociétales qui chacune brime la liberté. En effet, leur impact sur la liberté se manifeste par une altération de l’épanouissement en société et en tant qu’individu dans le quotidien. Mon approche porte donc sur les thèmes de la fatalité et de la liberté, mais de façon plus concrète. La pertinence des problématiques sociales que j’ai abordées relève du fait qu’elles sont de plus en plus d’actualité dans notre société où une grande place est accordée au bien-être individuel.