analyse: La fatalité et la liberté

La fatalité et la liberté dans Œdipe-roi et Antigone de Sophocle et 
dans Incendies de Wajdi Mouawad

 
Depuis la Grèce antique, la littérature a tenté d’explorer la souffrance humaine et les façons dont l’être humain tente de s’en libérer. De la tragédie grecque jusqu’à la littérature contemporaine, la souffrance humaine a été cernée selon les thèmes de la fatalité et de la liberté. Ces thèmes sont présents dans Œdipe-roi, Antigone et Incendies. Œdipe-roi de Sophocle est une tragédie grecque écrite avant l’an 425 avant J-C et qui présente le personnage d’Œdipe, roi de Thèbes et fils adoptif du roi de Corinthe. Œdipe cherche à savoir qui a tué Laïos qui était le roi précédent de Thèbes. Au cours de sa recherche, Œdipe insiste auprès du devin Tirésias afin de le savoir et il apprend finalement que Laïos était son propre père et qu’il l’avait tué lui-même lors d’une altercation en le croisant un jour sur son chemin. Œdipe apprend aussi qu’il a marié sa propre mère, Jocaste, la veuve de son père Laïos. Dans Antigone de Sophocle, une tragédie grecque écrite en 442 avant J-C, Antigone est la fille d’Œdipe et de Jocaste. Antigone enterre le cadavre de son frère Polynice pour lui rendre les honneurs funèbres malgré l’interdiction de son oncle Créon qui est le nouveau roi de Thèbes après le départ d’Œdipe. Dans Incendies de Wajdi Mouawad publié en 2009, Nawal cherche son fils qu’elle s’est fait enlever à sa naissance. Durant la guerre du Liban, elle le retrouve et il devient son bourreau. À la mort de Nawal, ses jumeaux recherchent leur père et leur frère pour réaliser qu’il s’agit tous les deux du même bourreau qui avait maltraité Nawal durant la guerre. La liberté et la fatalité sont demeurées toujours actuelles de l’Antiquité à aujourd’hui en littérature et il s’agit donc d’aspects importants à évaluer.

1.      La fatalité

a.       Explication de l’hybris
L’hybris est l’orgueil du personnage qui vit dans la démesure et qui cherche à surpasser son sort. L’hybris caractérise les héros et les héroïnes de la tragédie grecque. La mythologie répond à cette aspiration humaine de domination du monde en la châtiant comme une faute. Toutefois, l’hybris constitue une distinction de courage et de caractère élevé dont la manifestation ne peut justifier réellement l’accablement du héros ou de l’héroïne qui tente d’assumer sa condition.


1.1.   Dans Œdipe-roi de Sophocle
 Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx, 1864
Œdipe subit la fatalité de tuer son père et d’avoir des enfants avec sa propre mère, tel que prédit par l’oracle dès sa naissance. Chez Œdipe, l’hybris[1] influe sur sa façon de réagir au complexe d’Œdipe[2] concernant sa relation incestueuse avec sa mère et le meurtre de son père. Œdipe manifeste d’abord son hybris en se surpassant lorsqu’il redresse la ville de Thèbes qui devait payer un tribut à une divinité nommée le Sphinx pour éviter le malheur dans la ville. Œdipe s’évertue donc à connaître la vérité par sa résolution de l’énigme du Sphinx et à ériger un royaume comme l’être humain recherche la vérité en tentant de comprendre le monde et d’en devenir le maître. Les citoyens de Thèbes considèrent alors Œdipe comme un mortel supérieur à eux.

Comme la Peste envahit la ville, le dieu Phoebus demande d’expulser le meurtrier de Laïos hors de la ville afin de faire cesser cette calamité, mais l’identité du meurtrier de Laïos demeure inconnue. Œdipe fait alors appel au devin Tirésias, en qui il a confiance, pour savoir qui a tué Laïos. Après une insistance colérique de la part d’Œdipe pour connaître l’identité du meurtrier, Tirésias affirme que c’est Œdipe qui est le meurtrier de Laïos. Œdipe refuse de le croire. Par contre, il apprend d’un esclave de ses parents, Le corinthien, que ceux qu’ils croyaient être ses parents l’avaient en fait adopté après qu’il eut été sauvé de la mort sur une colline par un serviteur de Laïos. Œdipe cherche alors à connaître la vérité de ses origines. Ainsi, après son insistance auprès de cet ancien serviteur de Laïos auquel il demande les détails concernant sa naissance, Œdipe comprend que ses vrais parents étaient Jocaste et Laïos et qu’il est le meurtrier de son père et l’époux de sa mère. Par conséquent, il se crève les yeux en se condamnant à l’errance en solitaire et à l’exil.

Devant la révélation de ses origines, Œdipe vit l’affaissement de l’hybris alors que l’exodos[3], c’est-à-dire la dernière partie de dialogues avec le chœur qui quitte finalement la scène, présente la déchéance du personnage. La démarche d’Œdipe montre qu’il cherche à surpasser son sort, mais la fatalité de son sort le rattrape, car les dieux aspirent à le punir pour sa faute de l’hybris. De cette façon, Œdipe manifeste son hybris dès les premières révélations concernant le parricide et l’inceste en conservant l’assurance que Tirésias a inventé cette histoire. En effet, la colère d’Œdipe s’accentue et Tirésias révèle les origines d’Œdipe à ce dernier ainsi que sa chute suite à son ascension dans la gloire menée par l’hybris :
Tirésias
-lorsque tu comprendras quel rivage inclément fut pour toi cet hymen où te fit aborder un trop heureux voyage[4]!

Œdipe vit l’essor de sa gloire et, par la métaphore, Tirésias considère que cette ascension est illusoire, car il sait que la condition humaine et la fatalité rattraperont Œdipe. Ainsi, Œdipe aspire à se libérer de sa condition humaine par l’hybris. De cette façon, par sa résolution de l’énigme du Sphinx, par la recherche du meurtrier de Laïos et par la recherche de ses origines, Œdipe tente de surpasser les limites de l’être humain en s’évertuant à dissiper la fatalité de l’impossibilité de tout connaître et il témoigne de l’insistance de l’être humain à savoir la vérité, à connaître ses origines ainsi que les composantes de sa condition dans le monde pour surpasser son sort. L’hybris d’Œdipe l’empêche de croire Tirésias qui lui dit qu’il est le meurtrier de son père et l’époux de sa mère. Cependant, devant la vérité annoncée par Tirésias, puis par Le corinthien et le serviteur de Laïos, l’hybris d’Œdipe s’affaisse et Œdipe est confronté à ses faiblesses humaines et à sa déchéance qui s’imposent finalement à lui en tant que fatalité.

1.2.   Dans Antigone de Sophocle
Frederic Leighton, Antigone, 1882
Tout comme son père Œdipe, Antigone vit la démesure de l’hybris[5]. Elle tente de s’élever au-delà des lois écrites des hommes en défiant Créon et en appliquant la volonté divine alors qu’elle n’est qu’humaine. La fatalité chez Antigone relève donc d’une punition des dieux relativement à son hybris. De plus, la fatalité d’Antigone relève des actions de son père Œdipe ayant marié incestueusement Jocaste qui était sa propre mère. De cette façon, Antigone montre la transmission de la fatalité chez les humains alors qu’elle ne peut se dissocier de l’inceste du complexe d’Œdipe[6] découlant de sa naissance. En effet, autant la faute de l’hybris d’Antigone que le complexe d’Œdipe de son père instaurent dans sa vie une condamnation par les dieux à subir la fatalité de ne pouvoir concrétiser sa volonté qu’avec déchirement et avec opposition au monde. Par cela, Antigone est acculée à un dilemme d’une liberté ironique. Selon la loi du roi qui est son oncle Créon, elle est condamnée à mourir physiquement en conservant l’adhésion à son idéal et donc, en enterrant le cadavre de son frère Polynice selon les rites funèbres. Sinon, elle est condamnée à laisser mourir son appartenance morale en continuant à vivre dans le monde suite à son respect des lois écrites de Créon qui interdisent de rendre à Polynice les devoirs funèbres.

Le dilemme d’Antigone relève de la fatalité puisqu’il ne comporte que deux options dont l’issue de la mort physique ou morale est décisive quant au sort du personnage. Antigone choisit de conserver son appartenance morale même si elle doit pour cela mourir. L’hybris se manifeste par ce choix et donc par la persistance d’Antigone qui cherche à s’élever au niveau des dieux en appliquant les lois non écrites. Par cela, Antigone attire le châtiment des dieux qui est la fatalité de la mort. Antigone subit leur abandon lorsqu’elle se dirige vers son tombeau tout en étant confrontée à son choix par le chœur. Après avoir enterré le cadavre de son frère Polynice et après avoir défendu sa position morale devant Créon, le chœur rit alors d’Antigone pendant qu’elle se dirige vers son tombeau:

Le chœur
Ne te plains pas ! tu meurs comme elle ;
Pour toi c’est un sort radieux.
De mortels tu naquis mortelle,
Elle était la fille des dieux.

Antigone
Hélas ! on rit de moi. Dieux de ce pays ! Je ne suis pas partie et tu m’insultes ! quand je suis vivante encore ! Ô ma patrie ! ô citoyens de cette opulente cité ! Ah ! fontaine de Dircé, enceinte sacrée de Thèbes, la ville aux beaux chars ! Quoi qu’il arrive, je vous prends à témoin. Vous voyez comment je n’ai pas un ami qui me pleure, et quelles lois me poussent vers ce tertre, vers ce tombeau, où chose étrange, malheureuse je ne serai ni avec les vivants ni avec les morts[7].

L’ironie énoncée par le chœur témoigne de la liberté ironique du sort d’Antigone puisque cette dernière est une mortelle qui meurt en appliquant la loi divine alors que son autre option était de laisser mourir son appartenance morale en continuant à vivre physiquement. L’ironie explicite aussi l’hybris d’Antigone, car le chœur montre que le statut d’Antigone n’est que d’être humaine même si elle cherche à appliquer la loi divine. Antigone continue de croire fermement en son adhésion morale, mais elle subit la fatalité de la mort en raison de son hybris. Tout compte fait, l’intervention du chœur montre que le fait d’assumer les choix moraux consiste parfois en un surpassement de l’être humain qui veut faire le meilleur choix possible, mais dont le dilemme est parfois ironique puisque des aspects néfastes et d’autres souhaitables sont présents pour chacun des choix.

1.3.   Dans Incendies de Wajdi Mouawad
Lino, Incendies, 2003
Chez Nawal, la fatalité relève du contexte de la guerre du Liban et du complexe d’Œdipe. En effet, Nawal abandonne son fils Nihad en raison des pressions de sa famille et ce dernier devient son bourreau et la met enceinte lorsqu’elle le revoit bien plus tard durant la guerre alors qu’ils ignorent tous deux qu’ils sont mère et fils. Nihad représente alors la dénaturation humaine propre à la fatalité de la guerre. Ainsi, suite à sa confrontation avec ce que son fils est devenu, la liberté d’agir de Nawal lui permet d’assumer ou non sa condition de mère incestueuse, violée et mise enceinte par lui. C’est la promesse de toujours l’aimer qu’elle a énoncée lors de sa naissance qui la guide vers l’acceptation de son inceste et lui permet de séparer le bourreau du fils. Cependant, toute promesse relève de la fatalité puisqu’en façonnant fondamentalement les liaisons des êtres humains, elles constituent une obligation de la condition humaine avec le risque de commettre la faute de ne pas les respecter. Nawal reconnaît le caractère fondamental de sa promesse[8] envers son fils alors que sa promesse peut être bafouée avec culpabilité et regret ou être respectée avec intégrité de ses principes tout en constituant une manifestation de ses valeurs les plus intrinsèques. En raison de sa valeur d’amour appliquée envers son fils, Nawal a recherché celui-ci pendant toute sa vie pour ensuite le reconnaître lors du procès de ce dernier après la guerre. À cet égard, elle écrit une lettre au fils et une autre au bourreau afin de séparer la réalité du bonheur et de l’horreur et se permettre de respecter sa promesse d’aimer son fils. Nawal continue donc d’aimer son fils, mais elle vit un ressentiment profond envers le bourreau qu’il a été. Ce n’est qu’après la mort de Nawal que ses jumeaux recherchent leur père et apprennent qui il est et ce qu’il a fait. Simon remet alors une lettre à Nihad où Nawal s’adresse au fils:                          
                                                           Nawal
Je t’ai cherché partout.
Là-bas, ici, n’importe où.
Je t’ai cherché sous la pluie,
Je t’ai cherché au soleil
Au fond des bois
Au creux des vallées
En haut des montagnes
Dans les villes les plus sombres
Dans les rues les plus sombres
Je t’ai cherché au sud,
Au nord,
À l’est,
À l’ouest[9],
                       
Nawal ne cesse d’aimer son fils et elle exprime sa recherche d’un sens nouveau accordé au monde pour se libérer de la fatalité par une accumulation qui témoigne du déchirement de son monde dont elle tente de saisir les réponses au cours de sa recherche de sens qui perdure tout au cours de la recherche de son fils qu’elle trouve dans le rôle de bourreau, mais qu’elle continue à aimer en tenant promesse. En retrouvant son fils à la suite de sa recherche et en continuant à l’aimer de façon inconditionnelle tout en tenant promesse, Nawal montre que les principes moraux et la valeur de l’amour peuvent permettre à l’être humain de supporter le fardeau de la fatalité. Cependant, en écrivant une lettre chargée d’émotions aversives envers le bourreau, Nawal montre aussi le poids de la fatalité qui l’afflige.

1.4.   Comparaison
Œdipe et Antigone représentent la fatalité de la condition humaine en tant qu’êtres humains abandonnés des dieux et laissés à eux-mêmes. Quant à Nawal, elle représente la fatalité de la condition humaine d’une façon similaire, c’est-à-dire en tant qu’être humain laissé à lui-même dans le contexte de la guerre. Ces personnages permettent de rappeler l’inévitabilité de situations proprement humaines et relevant de la fatalité comme la méconnaissance partielle du monde et l’inévitabilité de l’erreur représentées par Œdipe et les limites de choix et d’actions représentées par Antigone et Nawal. D’une part, Œdipe est contraint de subir la fatalité de la malédiction divine dès sa naissance. D’autre part, Antigone est acculée à la liberté ironique issue de son dilemme et sa seule échappatoire est de maintenir sa position morale pour respecter son idéal. Chez Nawal, l’adhésion à un idéal de promesse et d’amour lui permet pas d’établir une scission entre l’image qu’elle nourrit au sujet de son fils de celle du bourreau. Cependant, Nawal ne parvient complètement à se libérer puisque ses propos sont emplis de ressentiment dans la lettre qu’elle adresse au bourreau.

2.      La liberté

2.1.   Dans Œdipe-roi de Sophocle
Œdipe occasionne en partie le complexe d’Œdipe puisqu’il est l’agent qui instaure action par action sa faute fatale du parricide et de l’inceste. Cependant, sa responsabilité ne pourrait être entière puisque son assassinat de Laïos relève de la légitime défense et son mariage avec Jocaste est exigé par la cité. Aussi, la faute de parricide et d’inceste que commet Œdipe est prédéterminée dès sa naissance. De plus, les dieux de la mythologie grecque lui reconnaissent la faute morale de l’hybris, c’est-à-dire celle de son ascension vers la gloire jusqu’à les défier par sa tentative de surpassement de la condition humaine. Selon ce contexte, Œdipe peut se reconnaître en partie coupable puisqu’il a tué son père et a vécu l’inceste avec sa mère. Comme chez l’être humain, Œdipe doit chercher à comprendre quelle est sa responsabilité réelle dans ce contexte ambigu qui rappelle la complexité des dilemmes moraux. Œdipe est une victime de la fatalité qui tente de se libérer en cherchant à assumer son sort et sa responsabilité. Comme chez l’être humain, Œdipe cherche à comprendre la fatalité. À cet égard, Œdipe prend progressivement conscience de la fatalité du parricide et de l’inceste lorsque Le corinthien vient le voir. Cet esclave de Polybe et de Mérope révèle que ces derniers sont les parents adoptifs d’Œdipe. Le corinthien explique qu’un serviteur de Laïos lui a remis Œdipe qui était alors un enfant. Le serviteur l’avait recueilli dans un boisé de la montagne du Cithéron où Laïos l’avait fait envoyé pour contrer la malédiction du destin prédéterminé d’Œdipe. Ainsi, Œdipe prend conscience de son destin de parricide et d’inceste. Sa femme Jocaste, qui est aussi sa mère, est affligée d’un profond désarroi et elle se pend. Accablé, Œdipe se crève les yeux et exprime son malheur. Œdipe subit les conséquences de ses actions en se crevant les yeux et en errant en exil, mais il cherche à remanier son monde:
Œdipe
Ah! Emmenez-moi loin de ces lieux bien vite! Emmenez, mes amis, l’exécrable fléau, le maudit entre les maudits, l’homme qui parmi les hommes est le plus abhorré des dieux[10]!

La figure d’accumulation montre qu’Œdipe réalise que l’intensité de la fatalité qui l’afflige relève de la malédiction divine. Œdipe constate l’horreur qu’il est, mais il est conscient que les dieux l’ont abandonné et que ce sont eux qui le châtient sans qu’il ait un pouvoir réel sur les événements. De même, la fatalité advient sans que l’être humain ait un pouvoir réel sur les événements et l’être humain cherche à comprendre sa responsabilité lorsque la fatalité advient et qu’elle le dépasse comme elle dépasse Œdipe. À cet égard, Œdipe a engendré le parricide et l’inceste sans savoir ce qu’il faisait. Par conséquent, sa faute de parricide et d’inceste ne saurait le rendre entièrement responsable. En effet, Œdipe aurait préféré mourir plutôt que d’être sauvé lors de sa naissance et subir la fatalité de son destin. Œdipe peut donc se libérer d’une part de son fardeau en reconnaissant qu’il ignorait que son père était Laïos et que c’était lui qu’il tuait en le rencontrant sur son chemin. De même, Œdipe considère qu’il ignorait que Jocaste qu’il épousait était en fait sa mère.

2.2.   Dans Antigone de Sophocle
Antigone est condamnée par les dieux en raison de son hybris. Ce dernier la rend inflexible devant son choix moral. L’hybris constitue pour elle une façon de se libérer en respectant son appartenance morale, c’est-à-dire en accordant les rites funèbres à son frère Polynice tel que l’exigent les lois des dieux. Cela dit, elle aspire à libérer sa conscience et à libérer son frère de la fatalité qui l’afflige en accordant à Polynice les rites funèbres selon les lois divines même si elle doit pour cela mourir. De cette façon, Antigone est confrontée à un dilemme moral qui est similaire aux dilemmes moraux de l’être humain. En effet, comme l’être humain, Antigone doit effectuer un choix moral dont chacune des options comportent des aspects souhaitables et d’autres néfastes. Devant son dilemme, Antigone choisit l’option d’enterrer son frère dont l’aspect souhaitable est le respect de la loi divine et l’aspect néfaste est la mort physique d’Antigone. Pourtant, la détermination d’Antigone quant à l’enterrement de son frère par les rites est prépondérante devant la peur de la mort. En effet, par l’hybris, Antigone croit fermement en son adhésion morale et en la justesse de celle-ci comme au moment où Ismène tente de la convaincre de refuser d’enterrer leur frère. Ainsi, Antigone demande à sa sœur Ismène de l’accompagner pour aller recouvrir le cadavre, mais Ismène refuse et tente de raisonner Antigone qui lui répond en manifestant sa conviction: 

Antigone
Sois donc ce qu’il te plaît ; moi je l’ensevelirai. Il me sera beau de mourir dans cette action. Moi, sa sœur, je reposerai près de lui, la sœur près du frère, et devenue saintement criminelle[11].

Antigone s’exprime par un oxymore qui oppose la volonté divine et les lois écrites de Créon. L’oxymore montre le caractère sacré qu’Antigone attribue à son adhésion morale et la prépondérance que cette dernière recèle à ses yeux sur les lois des hommes. En effet, Antigone commet le crime du non-respect des lois écrites, mais ce crime fait d’elle une sainte à ses yeux par son application de la loi divine. Par cela, Antigone montre que la loi divine constitue une morale supérieure qui dépasse l’entendement humain et que l’appliquer est son devoir. Antigone témoigne de l’aspect libérateur de son idéal et de son hybris puisqu’ils lui ont permis de respecter les lois non écrites des dieux qui avaient de l’importance à ses yeux. Antigone est donc libre d’agir à l’intérieur des limitations propres à l’être humain alors que les dilemmes moraux comportent des aspects souhaitables et néfastes selon chacun des choix possibles.

2.3.   Dans Incendies de Wajdi Mouawad
Chez Nawal, la liberté vers laquelle tend sa volonté se manifeste lorsqu’elle œuvre à résister contre les ennemis et à établir la liberté lors de la guerre en rédigeant un journal clandestin et en réalisant des reportages jusqu’à ce que son engagement l’incite à tuer le chef des milices. De cette façon, Nawal agit en héroïne puisqu’elle tente de surpasser ses limites en s’évertuant à instaurer la cessation de la violence dans son pays alors que la guerre devait durer cent ans et alors que la violence perdure indéfiniment chez les êtres humains sans qu’ils aient pu résorber cette fatalité qui conditionne leur existence. Cependant, pour Nawal, la vie est une question de choix et comporte en réalité des réponses, des moyens et des leviers pour lui permettre de se sentir libre.

C’est cette liberté qu’elle manifeste lorsqu’elle apprend à lire et à écrire afin de se libérer de l’impuissance découlant de l’ignorance tout en ayant fait cette promesse à sa grand-mère Nazira. Cette femme transmet à Nawal la richesse d’un héritage informel d’où Nawal puise le sens qu’elle accorde à la vie et dont l’utilisation devient pour elle une arme dans la vie. Par conséquent, en étant éduquée, Nawal peut se délivrer du sort de la lignée de femmes de sa famille alors que ces femmes sont confinées à l’ignorance. À la suite de la torture qu’elle subit, Nawal use de cette arme et décuple sa solidité intérieure pour connaître une nouvelle force d’embrassement du monde avec amour. Ainsi, au moment où Jeanne et Simon retrouvent Nihad qui est à la fois leur père et leur frère, ils rencontrent le notaire Hermile Lebel qui remet une lettre aux trois enfants de Nawal selon le testament de celle-ci. Nihad reçoit une lettre qui s’adresse seulement au fils et dans laquelle Nawal manifeste sa liberté. En effet, Nawal se libère en écrivant une lettre au fils et une autre au bourreau de façon à séparer ces deux réalités:

Nawal
Je t’ai cherché au milieu des nuées d’oiseaux
Car tu étais un oiseau.
Et qu’y a-t-il de plus beau qu’un oiseau,
Qu’un oiseau plein d’une inflation solaire?
Qu’y a-t-il de plus seul qu’un oiseau,
Qu’un oiseau seul au milieu des tempêtes
Portant aux confins du jour son étrange destin?
À l’instant, tu étais l’horreur.
À l’instant tu es devenu le bonheur[12].

La métaphore énoncée par Nawal montre qu’elle imagine son fils libre pendant tout le temps qu’elle le recherche et elle en ressent une libération. Imaginer son fils comme étant libre lui permet de donner un sens à sa vie dans le contexte de la fatalité de la guerre et cela la libère elle-même. Nawal déploie donc l’enseignement libérateur de Nazira au moment de la reconnaissance de son fils afin que la haine ne puisse surgir de l’amour. L’harmonisation de sa souffrance avec sa recherche de bonheur s’effectue par son idéal de l’amour ainsi que par son idéal de tenir les promesses comme celle de toujours aimer Nihad, tel qu’elle l’a promis à sa naissance. Ainsi, Nawal se libère de la fatalité sous l’influence de son hybris, ce qui témoigne du pouvoir d’imaginer et de concevoir propre à l’être humain qui tente de se surpasser en fonction du pouvoir de la raison pour alors s’adapter consciemment à sa condition.

2.4.   Comparaison
Œdipe parvient à assumer son destin seulement lorsqu’il reconnaît qu’il ne saurait être entièrement responsable de sa faute d’inceste et de parricide. En effet, il ignorait que l’homme qu’il tuait en le croisant sur un chemin était son père et que la femme qu’il mariait et avec laquelle il avait des enfants était sa mère. Toutefois, la libération d’Œdipe ne saurait être réellement entière puisqu’il se crève les yeux et erre en solitaire. Chez Antigone, la liberté se manifeste par son application de la loi divine qui avait plus que tout de l’importance à ses yeux. Cependant, sa liberté ne saurait être entière, car le choix qu’elle fait relativement à son dilemme lui impose la mort physique. Quant à Nawal, la précarité de la promesse s’impose à elle en tant que dilemme de la bafouer ou non en arborant la fragilité humaine qui est la haine la plus spontanée et instinctive ou en choisissant de renvoyer au monde le caractère humain le plus supérieur qui est celui de l’amour inconditionnel qu’elle a promis. En effet, son idéal d’amour et celui des promesses lui permettent d’assumer la fatalité en remaniant son identité et ses repères et en séparant le bourreau du fils pour ériger une façon nouvelle d’être libre du fardeau de la guerre ainsi que de la torture qu’elle a subie.

Chez Œdipe, Antigone et Nawal, la tentative de libération de la fatalité du complexe d’Œdipe s’effectue en parvenant douloureusement à l’assumer chez Œdipe, en demeurant libre d’agir, mais devant un dilemme ironique chez Antigone et en parvenant à respecter son idéal chez Nawal. La fatalité et la liberté de l’être humain se retrouvent aussi dans la pièce de théâtre Antigone[13] de Jean Anouilh dont l’inspiration centrale est la tragédie grecque, mais dont les thèmes de la fatalité et de la liberté sont mis en relation avec la Seconde Guerre mondiale. Cette pièce de théâtre aborde les thèmes de la fatalité et de la liberté sous l’influence du courant existentialiste et propose une conception plus sensible et moins rigide de ces thèmes en comparaison avec les tragédies grecques de Sophocle, ce qui correspond à une similitude avec Incendies.




[1]. C. Sodini-Dubarry, Étude sur Œdipe roi Sophocle, p. 43-44.
[2]. C. Sodini-Dubarry, Étude sur Œdipe roi Sophocle, p. 19-20.
[3]. C. Sodini-Dubarry, Étude sur Œdipe roi Sophocle, p. 9-10.
[4]. Sophocle, Œdipe-roi, p. 33.
[5]. G. Verhulst, Étude sur Sophocle Antigone, p. 47.
[6]. G. Verhulst, Étude sur Sophocle Antigone, p. 18-20.

[7]. Sophocle, Antigone, p. 62.
[8]. G. Éric, « Tenir Parole », 2008 dans Contre-jour : Cahiers littéraire, [article en ligne], consulté sur Érudit le 23 février 2011.
[9]. W. Mouawad, Incendies, p. 127.
[10]. Sophocle, Œdipe-roi, p. 86.
[11]. Sophocle, Antigone, p. 20.
[12] . W. Mouawad, Incendies, p. 127-128.
[13]. J. Anouilh, Antigone.


MÉDIAGRAPHIE

LIVRES
CAMUS, Albert, Le mythe de Sisyphe, Collection Folio Essai, Paris, Éditions Gallimard, 1942, 192 p.

LECLERC, Bruno, Salvatore Pucella, Les conceptions de l’être humain Théories et problématiques, Saint-Laurent, Éditions du Renouveau Pédagogique Inc, 1998, 434 p.

MOUAWAD, Wajdi, Incendies Le sang des promesses 2, Babel, Montréal, Leméac, 2009, 170 p.

PARISSE, Lydie, Relations familiales dans les littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles La figure du père, Paris, Éditions L’Harmattan, 2008, 370 p.

SODINI-DUBARRY, Christine, Étude sur Œdipe-roi Sophocle, « Résonnances », Paris, Ellipses, 2005, 125 p.

SOPHOCLE, Œdipe-roi, Paris, Librio, 1994, 96 p.

SOPHOCLE, Antigone, Paris, Librio, 2005, 95 p.

VERHULST, Gilliane, Étude sur Antigone Sophocle, « Résonnances », Paris, Ellipses, 2002, 94 p.


PÉRIODIQUES

GAGNON, Éric, « Tenir parole », Contre-jour : cahiers littéraires, no 15, 2008, p. 129-134. (consulté sur Érudit 23 février 2011).

GINGRAS, Chantale, « Wajdi Mouawad ou le théâtre-odyssée », Québec français, no 146, été 2007, p. 42-46. (consulté sur Érudit le 4 février 2011).

L’HÉRAULT, Pierre, « De Wajdi… à Wahad », Jeu, no 111, juin 2004, p. 97-103.

L’HÉRAULT, Pierre, « Impitoyable consolation », Spirale – Arts –Lettres – Sciences humaines, no 198, octobre 2004, p. 54-55. (consulté sur Érudit le 4 février 2011).

GAGNON, Éric, « Tenir parole », Contre-jour : cahiers littéraires, no 15, 2008, p. 129-134. (consulté sur Érudit 23 février 2011).